septembre 5, 2024

Interview Pierre Rigal

Pierre Rigal, danseur, chorégraphe, directeur de compagnie
Interview réalisée en juin 2023

Vous dirigez un groupe, pourriez-vous m’en dire un peu plus sur votre activité ?
Je dirige ma compagnie de danse Dernière Minute. Je suis aussi amené à faire ce qu’on appelle des commandes pour des opéras, l’Opéra de Paris, le Capitole, et d’autres compagnies, tel l’ensemble allemand de danse contemporaine Tanzmainz, ainsi que pour des studios.

Qu’avez-vous appris au fil du temps ?
Dans mon travail de chorégraphe, j’ai besoin d’échanges, quand je suis avec les danseurs en particulier, ou avec les techniciens, ce sont des moments précieux, étant donné que je suis tenu de trouver les idées tout en les faisant travailler. Ce n’est pas programmé, quelques idées sont plus ou moins précisées à l’avance, je ne dirais pas 50%, le restant provenant du travail de recherche avec les personnes sur place. Un processus parfois angoissant, car l’on convoque des gens sans savoir exactement vers quoi on va les mener.

Il faut être à l’écoute de ces heureux hasards qui peuvent arriver, il faut les surveiller, il faut les guetter et pour ça il faut créer une ambiance de bonne humeur, de bienveillance – très important – afin que tout le monde ose proposer des choses. Cela peut faire éclore des choses ridicules, mais dans le lot des choses ridicules de
très bonnes idées peuvent apparaître.

Quelqu’un vous a-t-il inspiré ?
Des artistes comme Pina Bausch, de grands chorégraphes et metteurs en scène dont l’Italien Romeo Castellucci… Dostoïevski, ses analyses psychologiques, sa mémoire des événements, des choses et des sentiments qui est immense. D’autres personnes m’inspirent, beaucoup d’autres personnes en fait, je prépare une grande performance pour les Jeux Olympiques, qui aura lieu à Marseille pour l’arrivée de la flamme. Un travail avec 250 amateurs, que je ne connais pas, pourtant ils m’inspirent aussi.
Je suis dans un domaine du spectacle vivant où l’humain crée, interprète les choses et donc tout le monde peut m’inspirer.

Comment gérez-vous la pression du résultat ?
La notion de résultat est assez volatile. C’est un métier fait de montagnes russes, on peut être ovationné, avoir des standing ovations et le lendemain une critique assassine dans un journal. Il faut apprendre à vivre avec ça.

Dans votre équipe préférez-vous un génie avec un sale caractère, ou un gentil pas très génial ?
Les génies géniaux n’ont pas forcément mauvais caractère. De l’autre côté, le gentil pas très génial, ça peut être très très bien. Je dois le nourrir, je dois chercher là où est sa qualité, et je dois l’exploiter, la mettre en avant. Enfin, un gentil super nul, bon, ça devient compliqué.

Composez-vous votre équipe suivant la tâche à accomplir soit the right person in the right place at the right time ? Ou votre équipe reste-t-elle toujours dans la même composition quelles que soient les circonstances ?
J’ai une propension à créer des projets assez hétérogènes, du cirque à l’opéra ; dans la danse il y a le hip-hop, la danse contemporaine, la danse classique. Je travaille aussi beaucoup avec des musiciens pour des comédies musicales. Je fais donc appel à des danseurs differents, qui correspondent au projet.

Pour vous, l’ignorance est-elle une faute ? Milan Kundera écrit ‘‘Si l’on était responsable que des choses dont on a conscience, les imbéciles seraient d’avance absous de toute faute. L’homme est tenu de savoir. L’homme est responsable de son ignorance. L’ignorance est une faute.’’
L’ignorance dans un domaine n’est pas une faute à condition d’avoir la curiosité de vouloir apprendre, comprendre, trouver des méthodes. Il arrive aussi que l’ignorant dans un domaine puisse avoir plus d’idées que n’aura jamais le spécialiste du domaine en question. Parce que le spécialiste est enfermé dans son schéma, dans ses codes et ne va pas avoir le pas de côté qui va lui permettre de trouver une autre idée. Dans mon travail, je cultive la sérendipité, qui – fruit du hasard, encore faut-il y prêter attention – a été à l’origine de nombreuses découvertes. C’est apparemment fragile, curieux, mais il y a des idées et des contaminations qui se génèrent comme ça, grâce au pas de côté que fait le non spécialiste. Donc… non ce n’est pas forcément une faute, ce n’est surtout pas une faute. Le manque de curiosité serait une faute, peut-être aussi le manque d’audace.

Comment dispensez-vous l’enthousiasme ?
Il faut être enthousiaste et être sincère dans ce qu’on fait, ne pas se faire passer pour qui on n’est pas.
Un exemple : en travaillant avec le ballet de l’Opéra de Paris, c’est à dire les plus grands danseurs classiques du monde, moi-même n’étant pas du tout danseur classique. Je n’ai pas fait semblant d’être un bon danseur classique pour amadouer 140 danseurs avec leur personnalité, leur grand vécu, connaissant le répertoire beaucoup mieux que moi.
Ils se trouvent dans une situation qui n’est plus de transcrire une oeuvre avec la hantise du moindre déséquilibre – qui pour eux peut devenir un drame -, mais de co-créer. Quand ils comprennent cette démarche, ils peuvent aussi devenir enthousiastes.

Quelle importance le charisme a-t-il pour vous ?
L’idéal ? Celui ou celle qui a du charisme sans trop le savoir.

Pouvez-vous noter vos facteurs de réussite ?

La réussite intervient quand les moments de doutes se fondent dans les rires et la joie. C’est de réussir à faire un spectacle qui plaise et au public et aux professionnels, ce qui n’est pas souvent la même chose en fait.

Trois conseils à un jeune qui se cherche ?
Il faut qu’il essaye dix choses pour qu’il y en ait une qui marche. Être curieux et donc apprendre beaucoup de choses. Voir beaucoup de choses, parce que les déclics qui font avancer dans la vie se cachent à des endroits qu’on ignore, ou sont juste un peu à côté. Tenter beaucoup de choses, être persévérant. Sentir l’air du temps, sans être complètement dans ce courant-là.

Avez-vous une citation favorite sur le leadership ?
J’essaie de chasser, de guetter ce que j’appelle ‘‘les heureux hasards’’, que je suis seul à voir parce que je suis à l’extérieur.

Que pensez-vous de cette apostrophe de l’écrivain Walter Tevis adressée à un jeune champion de billard dans Hustler (1959) sur la mentalité du gagnant : ‘‘pas de volupté du laisser-aller, d’attendrissement sur soi-même, d’instinct naturel d’autodestruction.’’
Tout le monde ne peut être champion du monde d’échecs ou champion du monde de l’IA. Nous ne sommes pas des machines. Raisonner de manière aussi rationnelle ne marche pas à mon avis.

Pensez-vous que l’impermanence et l’improvisation soient les nouvelles règles du succès ?
Ce sont des outils. Nous faisons beaucoup de recherches en improvisant, pour déceler quelque chose. Ensuite, quand on a décelé cette chose qui nous paraît intéressante, il faut la reproduire, c’est très difficile.

Comment redonner confiance à un collaborateur qui en manque ?
Je lui dis que je l’ai choisi, et si je l’ai choisi c’est que j’ai décelé les qualités nécessaires. Parfois ils ont un charisme, un potentiel qu’ils ne connaissent pas eux-mêmes.

Où se situe le dépassement de fonction dans votre équipe ?
Je suis adepte du pas de côté, dès lors ça m’est arrivé de donner du travail à des gens dont ce n’était pas du tout le travail, comme cette éclairagiste – cas extrême – à qui j’ai demandé de venir chanter dans mon spectacle ! Maintenant elle est chanteuse professionnelle. Ayant beaucoup changé de métier et de registres, je sais que les gens peuvent faire des pas de côté. À moi de les détecter et de les pousser.

Entre le talent et la volonté quel est le carburant le plus puissant ?
Le talent aide beaucoup, le talent ça marche. Si quelqu’un n’a pas de talent, ça va être dur, compliqué, mais s’il a de la volonté, ça marchera peut-être quand même.

Comment utilisez-vous le temps ?
Ma compagnie s’appelle Compagnie Dernière Minute ! J’ai toujours le sentiment de courir après le temps, d’être en retard. Mais ça autorise aussi la créativité, je peux ajouter des choses jusqu’à la dernière minute, ce n’est pas possible pour quelqu’un qui conçoit des fusées par exemple ! Je n’utilise pas trop le temps, le temps m’utilise.

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